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L'armée libanaise

La Nouvelle Armée Libanaise: instrument de pouvoir ou acteur politique?

Par Hubert Dupont – Publié dans la revue Confluences Méditerranée n°29 (Printemps 1999)

A elle seule, la question de la reconstruction politique et du rôle des forces armées dans ce processus, mériterait plusieurs études de cas au Moyen-Orient: celui de l’Iran est certainement un des plus complexes, mais il serait intéressant de se pencher sur la reconstruction politique de Kuwait après la dévastation de 1990, en attendant d’aborder les cas iraqien et soudanais, et le cas de la Palestine toujours en guerre malgré l’accord d’Oslo.
Sur cette question, la perspective comparative s’inscrit ici dans un cadre géoculturel plus vaste que le Moyen-Orient puisque la guerre du Liban n’a été que la première de ces guerres de nouveaux types qui se développent dans un monde « bifurqué » marqué par le déclin de l’Etat-nation. Ainsi, la problématique de la reconstruction au Salvador, au Cambodge ou au Mozambique, comme celle adoptée ici dans le cas libanais, accorde une tout autre place aux forces armées que celle qu’elles avaient auparavant dans la problématique du développement politique. C’est une place tout aussi importante mais au lieu d’être considérée comme un agent, combien puissant, de modernisation, l’armée de ces Etats dévastés est devenue à travers une guerre le reflet des divisions de la société, ainsi que le témoin du recul du rule of law puisqu’elle a perdu son monopole de la violence légitime à l’intérieur, tandis qu’elle n’a pu faire respecter la souveraineté de l’Etat.
C’est pourquoi l’étude des forces armées dans la reconstruction politique passe d’abord par l’examen de la reconstruction des forces armées elles-mêmes. Le processus et les modalités de cette reconstruction fournissent à la fois les indices du rétablissement du pouvoir d’Etat et les signes de la recomposition sociétale au sortir de la guerre. En même temps, cette reconstruction, dont l’enjeu apparaît à tous, est une des préoccupations majeures du pouvoir et l’objet de ses soins. Elle constitue donc un analyseur qui nous permet d’apprécier la reconstruction politique globale. Quant à la société, elle façonne, à travers sa vision de la sécurité et le mode de relation qu’elle entretient avec les militaires comme groupe social et avec l’armée comme institution, une image qui aura un effet de réel sur le redéveloppement de l’armée.
Ensuite, nous nous tournerons vers une analyse des relations entre forces armées et société, entre forces armées et pouvoir politique afin de poser plus directement la question de leur rôle dans la réconciliation nationale et la reconstruction politique. Cette fois, comme il est nécessaire de dépasser la dichotomie Etat/société qui était celle du modèle développementaliste, l’analyse du processus devrait être complétée par l’intégration de forces et d’acteurs économiques et stratégiques, externes, privés et transversaux. Mais au total, comme carrefour des relations de l’Etat et de la société, l’armée ne cesse pas de constituer un site d’observation pertinent.
Il faut noter, enfin, que cette étude porte sur le moment exceptionnel de sortie de crise que constitue la fin d’une guerre. Moment troublé, difficile à déchiffrer car propice aux mutations rapides et aux transformations structurelles. Une des difficultés de cet exercice est donc de distinguer entre, d’une part, les tendances durables et les caractéristiques lourdes de la structure sociale et du système politique libanais, et, de l’autre, les changements induits par la guerre. C’est pourquoi les observateurs mettent diversement l’accent sur les éléments de continuité ou sur les ruptures institutionnalisées par les accords de Ta’if (1). Mais ce moment est aussi celui où se croisent les deux axes principaux de notre recherche illustrée par le cas du Liban après 1990 : d’une part, l’opposition entre la fragmentation sociale et l’impératif de consolidation de la société, d’autre part, la relation dialectique de coopération et de compétition entre civils et militaires.

Le modèle de « l’armée neutre »

Institution d’un Etat marqué par le communautarisme politique, corps social issu d’un société pluricommunautaire, l’armée libanaise n’allait pas échapper aux tendances centrifuges, aux clivages et même aux antagonismes internes qui marquent le pays. De par sa naissance même, l’armée de l’Etat de 1943 était héritière d’unités constituées par la puissance coloniale sur une base confessionnelle. Sa croissance a ensuite reflété les grandes tendances démographiques du pays: même si les maronites du Akkar étaient fortement présents au sein de la troupe, celle-ci était constituée majoritairement de chiites venus eux aussi de régions rurales défavorisées. Toujours sous l’effet de facteurs socio-économiques, les chrétiens ont été sur-représentés dans les rangs des officiers – les druzes aussi, par tradition historique. Enfin, le jeu des équilibres intercommunautaires et islamo-chrétiens dans les nominations à des postes de commandement a suivi, comme dans la fonction publique civile, la règle pernicieuse de l’article 95 de la Constitution.
Cette intimité avec la société communautaire posait une limite structurelle à son engagement en politique. L’armée neutre (al-jaysh al-muhâyid), dont l’attitude contrastait si fortement avec celle des armées de la majorité des pays du Moyen-Orient à la même période, s’abstint par exemple de toute intervention dans la première guerre civile de 1958. Elle alla jusqu’à refuser son assistance au chef de l’Etat dans une grave crise intérieure, comme le fit le général Shihab au président Bishara al-Khuri en 1952. Le franchissement de la limite de la neutralité, comme en 1969 et 1973 lors de la confrontation avec les forces palestiniennes au Liban, eut effectivement pour conséquence de consolider des factions irréductibles au sein de l’armée au point de mener, par étapes successives tout au long de la guerre, à son éclatement. Plus grave, l’armée ne fut pas paralysée seulement dans la conduite d’opérations de sécurité intérieure mais dans la défense du pays. A l’exception de l’épisode de la guerre de 1948-1949, c’est sa fragilité interne beaucoup plus que sa taille et la modestie de son équipement, qui commanda son abstention des guerres israélo-arabes, y compris après l’agression israélienne à l’aéroport de Khaldeh en 1968.
C’est ici que l’opposition fragmentation/consolidation recoupe la relation dialectique entre civils et militaires. Sollicités dans des moments cruciaux de l’histoire libanaise, les généraux commandant l’armée ont traditionnellement décliné la présidence de la République – que ce soit Fu’ad Shihab en 1958, Iskandar Ghanim en 1970, Hana’ Sa’id en 1976, Michel ‘Awn en 1989 ou Emile Lahoud en 1995 – Shihab cédant finalement à contre-coeur. A des degrés divers, en fonction de circonstances propres à chacun, trois éléments ont compté dans ce refus de « faire entrer l’armée en politique »: le professionalisme, c’est-à-dire la priorité donnée à leur action, ou au moins à leur fonction, militaire en dépit des restrictions posées à la participation de l’armée libanaise au conflit régional israélo-arabe, la crainte de susciter des tensions, ou pire, au sein du corps militaire comme on a pu l’observer au moment de la formation du gouvernement militaire de mai 1975 ou encore lorsque le général Awn a accepté le poste de Premier ministre en août 1988 (2), et leur non appartenance, par leur formation, leurs occupations et leurs réseaux de sociabilité, à la classe politique si bien que les officiers supérieurs ne sont pas préparés à la responsabilité gouvernementale et se trouvent relativement isolés sur cette scène.
Pour autant, l’armée n’a pas toujours observé ce modèle de neutralité dont elle se réclame. Si elle s’est abstenue de coups militaires comme la région en a tant connus et si elle n’a jamais exercé le pouvoir, elle a multiplié, dans la période qui a suivi le coup d’Etat avorté du PSNS au début des années 1960, les interventions plus ou moins occultes dans la société politique. Le Deuxième Bureau était alors devenu un acteur puissant de la vie politique, utilisant des moyens policiers efficaces, et dont l’opposition libérale, le Hilf et les intellectuels avaient fait leur bête noire. Aujourd’hui, le souvenir de cette période nourrit une méfiance et une opposition vives à toute entrée de l’armée en politique.

Unifier et consolider

En 1991, l’armée libanaise est épuisée, moins par les affrontements auxquels elle a pris part (3) que par l’ampleur des défections, la destruction de ses infrastructures et l’éclatement de ses brigades en autant d’unités plus ou moins autonomes. Elle symbolise bien à elle seule la destruction du pays et c’est pourquoi sa résurrection passe par deux impératifs, supérieurs même à celui de la reconquête de la souveraineté nationale: la réunification et la consolidation, qui font écho à la réunification de la société et à la restauration de l’Etat.
La démobilisation des milices et l’intégration d’anciens miliciens dans l’armée répondent à la première exigence, selon des modalités aujourd’hui communes dans les sorties de guerre civile. Elles impliquent la reconversion des combattants ainsi qu’un processus complexe de négociation entre le pouvoir légitime et les forces centrifuges, impliquant la médiation de divers protagonistes civils et politiques. C’est pourquoi elles constituent une étape décisive du retour à la vie civile et de la reconstitution des élites, autant que du rééquilibrage des forces politiques du pays. Mais la démobilisation soulève aussi le problème de la réintégration sociale – celle des combattants et celle de la société tout entière. Elle implique une rupture avec l’économie et la culture de guerre qui dominèrent le pays pendant quinze ans. Elle met en exergue les difficiles questions de l’amnistie pour les crimes commis durant la guerre et de l’élaboration d’une mémoire commune aux populations libanaises, sur laquelle pourra se fonder la reconstruction nationale. Finalement, sur le plan politique, elle constitue le test par excellence de la récupération par l’Etat de ses pouvoirs et de ses fonctions, à commencer par le monopole de la violence légitime.
La dissolution des milices et la réintégration de miliciens dans l’armée sont intervenues rapidement (4). La décision a été prise par le Conseil des ministres du 28 mars 1991, qui donna aux milices jusqu’au 30 avril pour rendre leurs armes lourdes et fermer leurs QGs, leurs casernes et leurs centres d’entraînement. La Loi 88, votée par le Parlement le 13 juin 1991, spécifiait que 6 000 miliciens seraient réintégrés dans un premier temps. Le 19 octobre, une allocation spéciale de 500 000 dollars fut attribuée à l’armée pour mener à bien l’opération. A cette époque, l’armée libanaise n’avait plus que dix brigades opérationnelles et ne comptait que de 25 000 à 30 000 hommes. C’est pourquoi en octobre 1993, lorsque les résultats de la première et seule vague d’intégration furent rendus publics, moins de 6 000 ex-miliciens (4 000 selon la plupart des estimations) et quelques douzaines d’officiers seulement avaient intégré l’armée régulière.
Au-delà du succès global de l’opération, plusieurs points critiques subsistent, qui éclairent à la fois le processus de recomposition des forces armées et ses implications sur la reconstruction politique. Retenons-en deux. Le premier est la question du désarmement des milices, effectué en un court laps de temps en 1991, et dont plusieurs épisodes ont montré ensuite les carences, par exemple lorsque l’armée a retrouvé des arsenaux dans les locaux des institutions « politiques » et « sociales » des Forces Libanaises après l’attentat de Zouk de février 1994, ou lorsqu’il s’est avéré qu’Amal avait les moyens de prendre une part active à la résistance islamique au Liban Sud, dans l’hiver 1998. Il n’est pas certain que l’armée ait recouvré le monopole de la violence légitime – pour ne parler ici que de forces armées nationales sur le territoire. Au moins la société n’en est-elle pas certaine, comme on le verra plus loin. Quant au second point, il concerne le traitement particulier de chaque milice, tant dans l’intégration de ses combattants dans les forces armées régulières que dans l’amnistie et l’entrée en politique de ses chefs: le succès relatif d’Amal, du PSP ou même des dissidents des FL conduits par Hobeiqa contraste avec le rejet des Forces Libanaises et le traitement réservé à leur chef, sans parler de la situation spéciale de Hizb Allah et de l’ALS. Sans doute la rigueur imposée à certaines milices répondait à la nécessité de restaurer l’honneur et la position hégémonique de l’armée, mis à mal durant la harb al-ilgha’ (la guerre d’élimination) de 1989-1990. Elle constituait ainsi une condition de la réconciliation de l’armée avec elle-même. Mais c’est toute la thématique de l’amnistie (5) et de la réconciliation nationale qui est fragilisée par ces inégalités, au risque de réveiller, ou d’entretenir, des loyautés concurrentes et divergentes, et de porter au coeur de l’Etat la discorde à laquelle les forces armées ont prétendu mettre fin (6).
Beaucoup plus rare sur la scène internationale des années 1990 est le processus qui consiste à unifier et restructurer en moins de sept ans une armée dévastée par le factionnalisme et le confessionnalisme. Les comparaisons avec le Salvador ou l’Union Sud-Africaine, pour ne parler que de deux cas de réussite, soulignent d’autant le succès apparent du Liban: mise à l’écart ou à la retraite de dizaines d’officiers; formation intensive tant à l’école de Fayadiyeh que dans les écoles de guerre amies (Westpoint, Saint-Cyr, et surtout Homs et Alep) (7); promotions accélérées; élévation de la discipline et de la préparation de troupes qui étaient restées confinées de longues années dans leurs casernes – quand leurs hommes n’étaient pas chez eux en attendant la fin de la tourmente; recrutement sélectif visant à rétablir l’équilibre communautaire et affectations visant à mixer des unités qui avaient fonctionné durant quinze ans sur une base localiste. « Expertise, responsabilité, esprit de corps » (8) apparaissent comme les mots d’ordre affichés par cette armée de la reconstruction.
Aucun moment de l’histoire du Liban n’est comparable s’agissant de l’armée, et aucune autre institution du pays n’a connu un tel succès formel dans la démarche volontariste, un succès que n’expliquent à eux seuls ni l’accord du pouvoir politique ni le soutien décisif de puissances extérieures, ni même l’ampleur des moyens dont l’armée a disposé (9). C’est plutôt dans le caractère même de l’institution militaire sui generis qu’il faut chercher l’explication, en mettant en regard la fragmentation persistante d’une société résolument pluraliste dont les expressions de discorde sont souvent encore violentes et la neutralité silencieuse observée par l’armée comme un seul homme, même lorsque le dévoilement des agissements des milices rejaillit sur certains de ses éléments, ou encore en considérant les obstacles humains et politiques qui font reculer le gouvernement à la perspective des implications d’une réforme de la fonction publique civile pourtant indispensable au sauvetage économique du Liban: les luttes qui pourraient accompagner les tentatives de démantèlement de réseaux clientélistes, la montée du chômage du fait de la mise à pied de milliers de fonctionnaires inutiles. On observe que l’armée s’oppose à la fois au fonctionnement sociétal communautaire et au fonctionnement étatique clientéliste en se posant en modèle d’unité et de discipline, de rigueur et d’honnêteté.
Une étude sociologique serait nécessaire pour dépasser les aspects formels et suivre la mise en oeuvre de la réunification de l’armée, en prenant en compte les différences de temporalité qui affectent les décisions juridiques et administratives, d’une part, et, de l’autre, la domestication des pratiques collectives et les changements dans les mentalités et les croyances. Certes, la sociologie militaire nous enseigne qu’une telle rigidité organisationnelle nourrit un fort corporatisme au sein de l’armée. Cependant, entre la réunification de l’armée et la constitution d’une armée homogène (10), il y a une faille dont certains chefs miliciens avaient d’ailleurs conscience et qu’ils avaient la volonté d’exploiter, lorsqu’ils décidèrent d’accepter les conditions de la démobilisation et de l’intégration. Il y a surtout les attaches primordiales et les dynamiques communautaires de la société dont sont originaires les militaires, qui font qu’ils restent sensibles à ses tensions et pris dans la toile d’araignée de ses réseaux de solidarité, et qui mettent des obstacles à la constitution d’un corps militaire libéré de ces attaches, ayant ses normes, son éthique et ses intérêts propres (11). Il y a enfin la tradition implicite de faire de chaque fonction, de chaque instance créée au sein de l’institution, le fief d’une communauté ou d’une région (12). C’est seulement à l’épreuve du temps et surtout de la confrontation armée qu’on pourrait apprécier les effets profonds de la mise en oeuvre formelle.
Il faut pourtant bien parler de corps et même de corporatisme à propos d’une institution dont les effectifs ont quadruplé en l’espace de sept ans (13), qui emploierait près d’un dizième des salariés libanais, toucherait environ un demi-million de personnes, et dont le développement et la complexification ont été remarquables. Il ne s’agit pas seulement de la récupération et de la réhabilitation rapide des casernes et des centres administratifs (14), mais de tout un ensemble de services, de l’organisation de services sociaux et médicaux, d’une formation poursuivie à l’étranger dans d’excellentes conditions, de l’approvisionnement, du système de retraite après un régime de salaires particulier, etc. (15) qui font des officiers des fonctionnaires privilégiés y compris dans leurs loisirs et leurs vacances. La fondation de l’Iskân ‘askarî en 1994, destinée à fournir sans limites des crédits et des aides au logement aux fonctionnaires de la Défense signale et illustre l’apparition de l’armée comme agent économique de premier rang – un agent très particulier dans une économie nationale largement privatisée, puisque ses ressources proviennent principalement du budget de l’Etat (16). Et si les soins et les avantages dont sont entourées les forces armées libanaises rappellent à bien des égards le modèle de l’OYAK turc (17), c’est aussi l’armée égyptienne de Mubarak et la transformation de ses officiers en entrepreneurs qu’évoquent les développements récents de l’institution militaire.

Les forces armées comme référence nationale

L’enjeu de cette reconstruction rapide, de cette croissance remarquable et de cette montée en puissance est bien plus social et politique que militaire. Une preuve en est que, parallèlement à cette croissance, la puissance de feu de l’armée libanaise reste à la fois classique et limitée. Par exemple, ce n’est qu’en 1995 que les Etats-Unis se sont résolus à fournir à ses forces aériennes quelques appareils de chasse, soit qu’ils se soient convaincus de la solidité de l’institution et de ses bonnes dispositions à l’égard du monde atlantique, soit que les progrès de la négociation syro-israélienne leur aient fait croire à une modification prochaine de la donne régionale (18). Plus grave, la donne régionale qui condamne le Liban à attendre des décisions dans lesquelles il a peu de part (19) ne lui a guère laissé de marge depuis sept ans pour exercer la mission première qui est celle d’une armée régulière: prendre le contrôle du territoire national et en défendre les frontières. Que ce soit dans les débats à propos de l’option « Jezzine d’abord » ou à la perspective d’un retrait unilatéral (mais pas inconditionnel) de l’armée israélienne du Liban Sud, ce n’est pas la capacité militaire de l’armée qui est en cause, mais les effets politiques de la restauration de son monopole de la violence légitime. Son rôle militaire n’est donc pas nul, mais il est exclusivement défensif et doit être coordonné avec celui de l’armée syrienne en vertu du talâzum al-masarayn, le « destin mêlé » des deux pays, tandis qu’il lui faut tenir compte de l’autonomie de certaines forces miliciennes. Le résultat en est que cette armée est impuissante à protéger ses propres compatriotes, y compris dans les régions où elle est déployée, comme on l’a vu lors des frappes aériennes israéliennes de « Raisins de la colère » dans la région de Beyrouth en avril 1996. Paradoxalement, c’est en étant la cible d’attaques ennemies qu’elle légitime sa mission militaire de la façon la plus crédible.
Malgré cette faiblesse majeure, l’armée jouit d’un prestige élevé, et les efforts que fournit le service de l’orientation pour populariser son image – affiches, spots télévisés, distributions de documents, décoration suggestive autour de ses casernes et de ses barrages – rencontre un indéniable succès (20). A défaut d’action armée, elle a pris en charge la défense civile; elle s’est engagée dans des entreprises très médiatisées de dégagement de ruines archéologiques, de nettoyage de sites naturels, d’encadrement de jeunes et d’appui à la reconstruction, en particulier pour aider le retour des Déplacés dans leurs villages d’origine. Il est vrai qu’elle n’est pas seule et pas toujours efficace dans son effort de conquête de la société civile: durant les grandes chutes de neige de 1992, elle est restée empêtrée par son manque d’équipement; après l’invasion israélienne de 1993, elle a été moins efficace que Hizb Allah dans l’organisation de la reconstruction; durant celle de 1996, elle a trouvé sur le terrain des ONG nombreuses, généreuses et bien organisées. Mais au total, elle revendique de nouvelles compétences en matière d’action culturelle et de développement, à la fois socialement utiles et inspiratrices d’une morale publique.
Or l’inspiration est peut-être ce qui manque le plus à cette société fragmentée, désillusionnée, et qui est à la recherche de nouvelles raisons et de nouveaux principes du ‘aych mushtarak, la vie commune (21). Dans le vide idéologique et le désordre politique de l’après-guerre, l’armée a vite fait d’être érigée en un symbole national de patriotisme et d’intégrité, qui contraste avec l’image des forces miliciennes un temps valorisées et finalement honnies, et aussi avec celle des militaires non libanais présents dans le pays. Dans l’ambiance morose liée à une crise économique persistante, aiguisée par des inégalités flagrantes, elle représente idéalement un choix social alternatif qu’on peut qualifier de populiste en l’opposant au libéralisme et à la logique spéculative encouragés par le gouvernement. L’homme de la rue s’adresse au soldat à un barrage ou dans un service, etc., en l’appelant watan, et ce terme porte des connotations territoriales, unitaires, de supériorité aussi, qui sont implicitement comprises par tous. Ainsi la place de l’armée dans l’échelle des institutions et dans la représentation des valeurs collectives s’est inversée par rapport à ce qu’elle était avant (et encore plus pendant) la guerre, où le pays avait fait de la faiblesse et de la marginalité de ses forces armées la condition de la paix civile et de la sécurité dans la région, tandis que la population nourrissait une grande méfiance, signalée plus haut, envers les services de sécurité.(22) Soit dit en passant, on a là un nouveau témoignage du fait que l’histoire politique du Liban s’est souvent développée à contre-temps de celle de la plupart des autres pays du Moyen-Orient.
La mise en oeuvre du service militaire obligatoire a largement contribué à illustrer et renforcer la position des forces armées dans la société. On se rappelle que, decrété une première fois le 1er juin 1974, il n’avait guère eu le temps d’être mis en place à l’aube de la guerre. Lors de l’accalmie de 1979, sa durée prévue était de 18 mois et, en 1983, sous la présidence de Amin Gemayel, le commandement avait réussi, durant quelques mois, à faire venir sous les drapeaux quelque 2 000 recrues.
La Loi 97 du 21 septembre 1991 rétablissant le service ouvrait la possibilité du badal, le rachat, pour 1 500 000 LL, entre autres parce que l’armée, en phase d’épuration et de réintégration des ex-miliciens, n’aurait pas été en mesure de prendre en charge de nouvelles recrues, malgré sa volonté affichée de lever simultanément plusieurs classes d’âge et de les garder dix-huit mois. Lors de la mise en place définitive du service militaire, en 1993, le badal fut supprimé (23). Appelés vers l’âge de 20 ans, les jeunes gens restent une année sous les drapeaux. Théoriquement, ils font six mois de classes, dont trois de spécialisation, et six mois de service proprement dit. Le chiffre du recrutement annuel est de l’ordre de 3 000 et nombreux sont ceux qui sont casernés loin de leur région d’origine.
Est-ce à dire que l’armée libanaise est embarquée dans la grande entreprise de transmission de codes, de valeurs et de normes vantée par les partisans de l’armée de conscription ? Des intellectuels, des universitaires sont convaincus de la contribution de l’armée à la réconciliation nationale et à la naissance d’une culture civique. Ils participent à la rédaction d’un manuel destiné à l’armée et à l’élaboration des programmes de formation. Il est trop tôt encore pour mesurer les effets profonds du système et, en l’absence d’étude sociologique, on ne peut que spéculer sur le fonctionnement d’une organisation lourde, coûteuse et encore balbutiante, dans une phase où l’armée de métier elle-même, qui doit encadrer ces jeunes, est en restructuration. On peut aussi rappeler les doutes que l’on avait émis voici quelques années quant aux valeurs éthiques et nationalistes transmises à travers une telle expérience de service militaire obligatoire, dans un pays arabe à la structure sociale voisine de celle du Liban. Certes, les interactions déjà nombreuses entre l’armée et la société en sont multipliées et la confiance de la seconde dans la première en sort renforcée. Mais l’expérience montre que ces relations entre armée et société passent plutôt par des canaux familiaux et clientélistes en contournant les voies hiérarchiques et administratives officielles. De plus, l’inculcation d’une éthique nécessiterait un environnement politique favorable et le partage d’une expérience positive – dans ce cas en matière militaire de préférence.

Au service de l’Etat

L’effet de modèle et d’entraînement que peut avoir l’armée sur une société en recomposition dépend en grande partie de son mode de relations avec le pouvoir et de l’adéquation entre l’univers de sens de la classe politique civile et celui du groupe des officiers supérieurs. Il existe en effet une tension entre la définition de l’armée comme bras armé de l’Etat, et donc subordonnée au pouvoir exécutif, et la nécessaire autonomie de l’institution militaire. C’est entre ces deux pôles que se joue le rôle des forces armées dans la reconstruction politique. Pour résoudre la tension, l’examen des textes juridiques, en particulier de la loi de Défense, se révèle parfois éclairant (24). Mais, le plus souvent, les institutions portent leur propre dynamique et les acteurs y déploient leur propre stratégie, sans compter que le contexte domestique et international les conduit à certaines adaptations (25).
Dans le contexte libanais de restriction de l’initiative militaire et de fragilité de la sécurité, l’Accord de Ta’if a apporté deux éléments nouveaux à la mission de l’armée et aux conditions de son exercice. D’abord,  » lorsque le danger est tel qu’il dépasse les capacités des Forces de sécurité intérieure d’y faire face à elles seules, l’armée doit protéger l’ordre public et appuyer les FSI dans le maintien de la sécurité dans les circonstances déterminées par le Conseil des ministres « , et ce n’est que « lorsque les FSI seront en mesure d’assurer leur mission sécuritaire » qu’elle regagnera ses casernes (26).Ensuite, cette mission d’extension de l’autorité doit être exercée avec l’aide des Forces syriennes pour une durée indéterminée.
On ne compte pas, depuis sept ans, les opérations de sécurité intérieure auxquelles l’armée a participé dans toutes les régions, souvent contre des forces miliciennes ou politiques, mais aussi face à des acteurs que nous pourrions appeler « de la société civile ». Plutôt qu’un rôle d’appoint aux côtés des FSI, elle a souvent tenu un rôle de premier plan, en particulier en deux circonstances qui éclairent la nature et les modes de fonctionnement du régime libanais de l’après-guerre.
Au lendemain de la signature des Accords d’Oslo de septembre 1993, l’armée fut envoyée à l’entrée sud de Beyrouth pour réprimer une vaste manifestation d’opposants à ces accords et fit 13 morts parmi les rangs du Hizb Allah, inspirateur et organisateur de la protestation. Deux ans plus tard, le président du Conseil Rafic Hariri prit la décision le 27 février 1996 de charger l’armée – non la police – de la sécurité de certaines régions du Liban après que le gouvernement eut interdit les manifestations suscitées par l’appel à la grève générale de la CGTL (27).
Si les deux événements illustrent pareillement la soumission des forces armées à l’exécutif, ils livrent aussi des indications sur la proximité du pouvoir politique et du pouvoir militaire dans les grandes orientations du pays. Le zèle sécuritaire montré en 1993 paraît indiquer que le gouvernement et l’armée partagent la même méfiance à l’égard de la force politique et militaire non étatique la plus puissante du pays, et envers son projet pour le Liban, même si depuis l’attaque des « Raisins de la colère » l’armée se retrouve officiellement « dans la même tranchée » que la Résistance islamique. En particulier, la perspective d’assumer la sécurité dans le Sud et de faire respecter les engagements internationaux du Liban en cas d’accord de paix pourrait amener le gouvernement et l’armée à durcir ensemble leurs exigences sécuritaires. Dans l’épisode de 1996, au contraire, il semble que l’armée ait – conjointement avec la CGTL – choisi d’éviter la confrontation en imposant un couvre-feu. On a, cette fois, l’indication que l’armée n’est pas loin de partager les revendications sociales de la masse des salariés à l’égard d’un pouvoir politique acquis à la logique des entrepreneurs privés, ou au moins qu’elle est disposée à se faire le champion du peuple, au point de marquer ses réticences dans l’exécution de certaines directives gouvernementales. En retour, les allusions, d’abord de Rafiq Hariri, au fardeau financier que représente l’armée pour le budget, ensuite l’éventualité, apparue puis dissipée en 1997, d’un renforcement des FSI et d’un remaniement de leur direction, et enfin l’annulation en janvier 1997 par le ministre de la Défense d’un train de promotions d’officiers supérieurs sont autant de critiques et de signes de défiance du pouvoir civil à l’égard de l’armée (28). Même si, à y bien regarder, il n’est pas certain que la modernisation autoritaire entreprise par le premier soit si éloignée de la culture politique du second, dans une période où l’un et l’autre sont pris dans la même logique économique extravertie (29). L’affirmation croissante du commandement militaire allant de pair avec une dégradation de la vie politique, la question se pose de l’alternative que pourrait constituer l’armée à une classe politique dévaluée, en particulier depuis l’accession du commandant en chef le général Emile Lahoud à la magistrature suprême en novembre 1998. De quelle marge de manoeuvre, de quels atouts dispose-t-il dans ses choix sociaux et stratégiques, qui lui permettent de modifier les grandes orientations politiques tenues depuis sept ans ? Quelle autonomie pourra-t-il sauvegarder par rapport à une société préoccupée surtout par la crise économique mais également travaillée par des revendications démocratiques ?

Hubert Dupont

Notes:
1.
Usama Maqdissi, « Reconstructing the Nation-state. The modernity of sectarianism in Lebanon », Middle East Report 200, 1996. Elizabeth Picard, «  »e communautarisme politique et la question de la démocratie au Liban », Revue Internationale de Politique Comparée 4 (3), 1997. Theodor Hanf, Coexistence in wartime Lebanon. Decline of a state and rise of a nation, London, I. B. Tauris, 1993, Farid al Khazen & Paul Salem (dir.), Al-Intikhâbât il-ûla fî Lubnân mâ bad il-harb, Beyrouth, Dar el-Nahar, 1993.
2. Elie Salem, Violence & diplomacy in Lebanon, London, I. B. Tauris, 1995.
3. En 1976, en 1984 surtout, et en 1989-90.
4. Les points 1, 2 & 3 de la deuxième partie de l’accord de Ta’if adopté le 22 octobre 1989 traitent de la démobilisation des milices et du renforcement de l’armée régulière. Cf. Joseph Maila, « The Document of National Reconciliation: A Commentary », Prospects for Lebanon n°4, Oxford: Centre for Lebanese Studies, 1992.
5. En particulier de la Loi 84 du 26 août 1991.
6. « L’équilibre des forces, dans le sens militaire le plus cru, qui aurait dû constituer un préalable à transcender à la première occasion, s’est révélé un élément permanent de la vie politique ». Waddah Charara, « Deux ans de réunification nationale: une libanisation gigogne », Cahiers de la Méditerranée 4, juin 1992, p. 168.
7. Opération prévue par l’accord de Ta’if (Titre II point 3); décision prise en décembre 1990. La mise en oeuvre débute en décembre 1991 au sein des onze brigades actives, et se poursuivait encore en mai 1993.
8. Voir les deux reportages dans Al-Sharq al-awsat 19 & 20 mai 1996, « Al-ma’âhid al-harbiyya takhruj dimâ’ jadîd lil-watan ».
9. Samuel Huntington,The Soldier and the state, Cambridge, Cambridge University Press, 1957, p. 62.
10. 25,9% du budget en 1992 et 22,9% en 1993. C’est alors le premier poste de dépense avant l’éducation (13,3% et 10,2% réciproquement). Encore 11,33% et 12,78% en 1996 et 1997 mais, à ce moment, le service de la dette occupe la première place avec 40,26% et 42,16% réciproquement. Chiffres de The Lebanon Report. Environ 20% en 1998, et 28% si on inclut les avantages sociaux accordés aux militaires (retraites en particulier).
11. Colonel Ahmad ‘Ulu, Al-Mu’assasa al-‘askariyya l-lubnaniyya, no place, 1994.
12. L’armée a vocation à constituer une institution totale autosuffisante, centrée sur la notion d’obéissance, à laquelle ne s’applique pas la notion de contre-pouvoir, et qui entretient le minimum de relations latérales avec la société. Cf. Amitai Etzione, A Comparative analysis of complex organization on power involvement and their correlates, New York, 1975, p. 78-85.
13. Par exemple, de confier à un officier druze la direction de l’état-major. On observe aujourd’hui ce même phénomène, en direction cette fois des chiites, concernant la sécurité de l’Etat.
14. Une estimation vraisemblable tourne autour de 50 000 hommes d’active et 25 000 retraités pour les forces armées proprement dites.
15. Dont 85% auraient été détruits d’après Julie Abi Ghanim, Al-Dawr al-inmâ’î lil-jaysh fî lubnân, 1990-1994, Mémoire non publié, Université Libanaise, 1994.
16. Al-Anwâr 25 octobre 1993.
17. Décret 349 adopté par le Parlement le 16 juin 1994. Il faut noter que le ministère des Finances veille au respect du budget de l’armée en dépit de la situation financière difficile de l’Etat.
18. Ordu Yardimlasma Karumu. Cf. F. Ahmad, The Türkish experiment in democracy, 1950-1975, London, C. Hurst, 1977, p. 168-178.
19. Al-Wasat 7 août 1995. Le Congrès s’opposait jusque-là à de telles ventes et, à la différence d’avant la guerre, les éléments proches des Etats-Unis au sein de l’armée n’apparaissent pas ouvertement.
20. Situation formalisée depuis le 1er septembre 1991 où le Liban s’est lié à la Syrie par un accord de défense commune et de sécurité.
21. Adnan al-Amin, « Al-Jaysh wal-mujtama' », Al-Difâ’ al-watanî 13 juillet 1995, p.121-127.
22. Ghassan Salamé « La démocratie comme instrument de paix civile », in Gh. Salamé (ss la dir. de), Démocratie sans démocrates, Paris, Fayard, 1994 , p. 155.
23. Le texte de l’accord de Ta’if mentionne expressément dans sa partie II titre 3 e, la nécessité de « procéder à une réorganisation des services de renseignement de l’armée afin qu’ils servent des objectifs uniquement militaires. »
24. Loi 245 du 12 juillet 1993 supprimant la Loi 97 de 1991. Décret-loi 102 du 16 septembre 1983.
25. Elizabeth Picard, « Arab Military in Politics: from Revolutionary Plot to Authoritarian State », in Giacomo Luciani (ed.), The Arab State, London, Routledge, 1990, p. 205-6.
26. Comme l’a fait avec minutie le commandant Ilyas Khalîl, « Qanûn al-difâ’. Qiyâda Jamâ’iyya am shalal fîl-qiyâda ? », Al-Difâ’ al-watanî août 1990, p.17-45. Il examine en particulier la loi 79/3 (24 mars 1979), le décret législatif 102 (16 septembre 1983) et l’amendement à ce dernier en date du 26 septembre 1984. Khalîl évoque en particulier, p.28, la formule selon laquelle l’armée est « à la disposition du président de la République » et l’amendement stipulant que le Conseil des ministres « fixe la politique générale de défense et de sécurité, précise ses objectifs et supervise son exécution ».
27. Depuis l’adoption de l’Accord de Ta’if, le Conseil supérieur de la Défense sous la direction du président de la République partage avec le Conseil des ministres le choix des orientations de la politique de Défense. Le président reste le chef suprême des armées.
28. Texte de l’Accord de Ta’if, titre II, paragraphes 3a, 3b et 3d.
29. The Lebanon Report 1, printemps 1996, p.7-8. Al-Nahâr 6 mars 1996, « Mâdhâ ya’nî taklîf al-jaysh al-muhâfidha ‘ala l-amn ».

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